RAPPORT Nº 56/96

AFFAIRE 9120

GUATEMALA

6 décembre 1996

 

 

I.       ANTECEDENTS

         1.      Le 14 juin 1983, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (la "Commission") a reçu une communication dénonçant l’enlèvement présumé et la disparition d’Ana Lucrecia Orellana Stormont perpétrés par des agents de l’Etat guatémaltèque.  La Commission a reçu le 23 juin 1983 une communication contenant la même plainte.  Mme Ana Lucrecia Orellana Stormont, de nationalité guatémaltèque, âgée de 32 ans, était professeur de psychologie à la Faculté de médecine de l’Université de San Carlos, dans la ville de Guatemala.

 

 

II.      LES FAITS

         2.      D’après les faits allégués dans les plaintes, Ana Lucrecia Orellana Stormont a, le 6 juin 1983, à 21 heures environ, été enlevée aux abords immédiats de l’Hôtel Plaza à Guatemala par des éléments des forces de sécurité de l’Etat guatémaltèque.  Il est indiqué que le professeur Orellana Stormont, après avoir participé à une réunion à l’Université de San Carlos, s’est rendue à l’hôtel ci-dessus mentionné pour prendre un café en compagnie d’une autre personne.  Qu’elle a quitté cette dernière sur le coup de 20h30 et s’est dirigée vers son domicile à bord de son véhicule privé.  Que c’est au cours du trajet pour se rendre chez elle que des agents de l’Etat guatémaltèque ont enlevé le professeur Orellana Stormont.  Les plaintes signalent que, depuis ce moment, on ignore où se trouve la victime et on ne sait rien de ce qui est arrivé à son véhicule.

 

         3.      Outre l’enlèvement du Professeur Orellana Stormont, l’une des communications adressées à la Commission fait état de la disparition, à la même époque, de 34 autres personnes appartenant à l’Université de San Carlos, imputable également aux agents guatémaltèques.

 

         4.      Dans une communication ultérieure, les requérants indiquent que, selon une information anonyme, Ana Lucrecia Orellana se trouvait dans la Caserne centrale de Matamoros située dans la Zone 1 de la ville de Guatemala, et que la dernière fois qu’elle a été vue en ce lieu était le 22 septembre 1983.  Les requérants indiquent que le Professeur Orellana Stormont a été torturée.  Que l’une des méthodes de torture a consisté à lui recouvrir la tête d’une capuche imprégnée de poudre insecticide, sachant que, du fait qu’elle était asthmatique, ce traitement lui provoquerait des crises d’asthme.  Qu’à l’occasion d’un de ces spasmes, elle a failli trouver la mort.

 

         5.      Les plaintes soutiennent que Ana Lucrecia Orellana Stormont est toujours disparue, sans que l’Etat guatémaltèque ait procédé à une enquête et fait la lumière sur cette affaire.  Que le 8 juin 1983, les membres de la famille du Professeur Orellana Stormont ont saisi la Police nationale d’une plainte pénale dénonçant l’enlèvement et la disparition de la victime.  Néanmoins, aucune suite n’a été donnée à la plainte pouvant conduire à une enquête effective de nature à faire la lumière sur les faits dénoncés.

 

III.     INSTRUCTION DEVANT LA COMMISSION

 

         6.      La Commission a commencé l’instruction de la plainte le 14 juin 1983 et a enregistré l’affaire sous le numéro 9120.

 

         7.      À la même date, et agissant conformément aux dispositions de l’article 48.1 de la Convention américaine, la Commission a transmis au Gouvernement du Guatemala les passages pertinents de la plainte, et lui a demandé de fournir des informations sur les faits ayant donné lieu à ladite communication aux termes de l’article 34 de son Règlement (article 31 d’alors).

 

         8.      N’ayant pas reçu de réponse du Gouvernement du Guatemala, la Commission a renouvelé sa demande de renseignements le 22 juin 1983.

 

         9.      Le 27 juillet 1983, n’ayant toujours pas reçu d’informations du Gouvernement du Guatemala, la Commission en a fait une fois de plus la demande, et a transmis en outre les passages pertinents d’une communication recúe des requérants datée du 23 juin 1983.

 

         10.    Le 29 septembre 1983, les requérants ont fourni un complément d’information concernant l’affaire.  Le 2 novembre de la même année, la Commission a transmis les passages pertinents de cette information au Gouvernement du Guatemala et a renouvelé les demandes antérieures en accordant un délai supplémentaire de 30 jours pour la réponse et en appelant l’attention sur l’application éventuelle de l’article 42 (l’article 39 d’alors) du Règlement de la Commission, sur la présomption de véracité des faits dénoncés.

 

         11.    N’ayant pas reçu d’informations du Gouvernement du Guatemala, la Commission en a fait une nouvelle fois la demande le 19 juin 1984, en invoquant l’article 48.a de la Convention américaine, en accordant un autre délai de 30 jours et en faisant état à nouveau de l’application éventuelle de l’article 42 du Règlement.

 

         12.    En l’absence d’une réponse du Gouvernement, la Commission lui a adressé une fois de plus, le 1er août 1985, la même demande, en l’avertissant à nouveau de l’application de l’article 42 de son Règlement.  La Commission est restée une fois encore sans réponse du Gouvernement guatémaltèque sur cette affaire.

 

         13.    À cette date, le Gouvernement du Guatemala n’a communiqué aucune des informations demandées par la Commission.

 

 

IV.     CONSIDERATIONS

         a.      Recevabilité

 

         14.    Il ressort de l’analyse des antécédents que la Commission est compétente pour connaître de la présente affaire du fait que la plainte porte sur des faits qui caractérisent des violations présumées des droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont que reconnaît la Convention américaine relative aux droits de l’homme dans ses articles 1, 3, 4, 5, 7, 8 et 25.

 

         15.    La Commission estime qu’il n’existe pas de raisons qui permettent d’affirmer que la plainte se trouve ostensiblement dénuée de fondement ou manifestement non conforme aux normes, pas plus qu’elle fasse substantiellement double emploi avec une pétition déjà examinée ou qu’elle se trouve en cours d’examen devant une autre instance internationale. (Articles 46.1.c et 47.c,d).

 

         16.    En ce qui concerne l’épuisement des voies de recours internes, le Gouvernement du Guatemala n’a répondu à aucune des demandes de la Commission tendant à obtenir des éléments d’information à cet égard.  Cette règle de l’épuisement part de la nécessité de donner à l’Etat la possibilité de résoudre le problème selon les principes de son droit interne avant de se voir confronté à une procédure internationale[1]/.  Vu le silence du Gouvernement, la Commission présume donc une renonciation tacite à se prévaloir de la règle de l’épuisement[2]/.

 

         17.    Au delà de cette renonciation à l’application de la condition de l’article 46.1.a, la Commission estime que dans l’affaire de Ana Lucrecia Orellana Stormont, les voies de recours à la juridiction interne n’ont pas été effectivement ouvertes et n’ont pas présenté les garanties judiciaires.  Elles ont également failli de manière injustifiée à rendre une décision à l’endroit de l’intéressé.  Ces situations de fait en matière d’exception envisagées à l’article 46.2 de la Convention conditionnent également valablement l’application de la condition d’épuisement des voies de recours internes.

 

         18.    Il ressort des notes adressées à la Commission par les requérants que les voies de recours internes du Guatemala se sont révélées infructueuses pour faire la lumière sur la disparition de Ana Lucrecia Orellana Stormont.  Le 8 juin 1983, les membres de la famille du Professeur Ana Lucrecia Orellana Stormont ont déposé une plainte en dénonciation d’un acte délictueux auprès de la Police nationale pour qu’une enquête soit ouverte au sujet des faits et pour savoir où se trouve la victime.  La dénonciation n’a cependant jamais donné lieu à l’ouverture d’une instruction de manière à pouvoir mener une enquête efficace pour faire la lumière sur les faits dénoncés et savoir ce qu’il est advenu de Ana Lucrecia Orellana Stormont.

 

         19.    Dans le but d’obtenir le retour en vie du Professeur Orellana Stormont, les requérants ont obtenu que soit publiée le 20 juin 1983 une demande d’informations dans le journal "Prensa Libre".  L’Université de San Carlos a également fait de son côté une démarche en vue d’une publication similaire, laquelle a été diffusée le 23 juin de la même année.  Mais toutes ces démarches ont été vaines.

 

         20.    Les actions intentées par les membres de la famille du Professeur Orellana Stormont pour la défense des droits lésés de la victime n’ont pas abouti.  L’Etat guatémaltèque s’est révélé incapable d’instruire la plainte de l’acte délictueux permettant de mener une enquête efficace et appropriée offrant des garanties judiciaires, susceptible de révéler l’endroit où se trouve le Professeur Orellana Stormont et d’établir l’identité des responsables de sa disparition.  Cet état de choses coïncide avec une tendance systématique à l’inapplicabilité des voies de recours à la justice dont la Commission a constaté l’existence au Guatemala à l’époque où se sont produits les faits incriminés[3]/.

 

 

         b.      Questions de fond

 

         21.    Le Gouvernement du Guatemala n’a jamais posé la question de l’enlèvement et de la disparition du Professeur Orellana Stormont, ni le fait que ces actes ont été perpétrés par des agents de l’Etat.  À proprement parler, depuis l’époque où ont été transmis les passages pertinents de la plainte, et après des demandes successives, le Gouvernement n’a fourni aucune information concernant l’affaire, manquant ainsi à l’obligation internationale prévue en la matière à l’article 48 de la Convention américaine.  La Commission estime applicable en l’occurrence la présomption énoncée à l’article 42 de son Règlement.  Il y est stipulé que sont présumés vrais les faits exposés dans la requête dont les passages pertinents ont été transmis au Gouvernement concerné si, dans le délai maximum imparti par la Commission, le Gouvernement concerné n’a pas fourni les renseignements appropriés, pourvu qu’une conclusion opposée ne ressorte de l’examen d’autres éléments d’appréciation[4]/.  Dans cette affaire, l’information que l’on possède ne débouche pas sur une version des faits différente de celle de la plainte, mais plutôt la confirme.

 

         22.    En effet, à l’époque où les faits se sont produits, les membres des milieux universitaires étaient la cible d’une persécution constante de la part d’agents de l’Etat[5]/.  Le dossier de la présente affaire comprend des éléments d’information indiquant que le Professeur Orellana Stormont faisait partie d’un groupe de 34 personnes appartenant à l’Université de San Carlos dont la disparition était également le fait d’agents de l’Etat guatémaltèque.  Ces circonstances définissent la situation sociale dans laquelle ce fait s’est produit et permettent par conséquent de conclure que Ana Lucrecia Orellana Stormont a été enlevée et a disparu du fait d’éléments de l’Etat guatémaltèque.  La description de l’endroit où la victime a été détenue comme étant une installation militaire constitue également un important élément qui permet de vérifier que le Professeur Orellana Stormont a été enlevée par des agents de l’Etat.

 

         23.    Par ailleurs, la forme et les caractéristiques de l’enlèvement du Professeur Orellana Stormont permettent également à la Commission d’affirmer que cet acte a été commis par des agents de l’Etat guatémaltèque et que ces procédés sont conformes à ceux employés dans d’autres enlèvements et détentions illégales auxquels ont participé des agents de la sûreté de l’Etat.  A l’époque où se sont produits les faits dénoncés, la Commission a constaté l’existence d’un "nombre extraordinaire" de faits du genre dont a été victime le Professeur Orellana Stormont.  Ces actes avaient pour auteurs les agents de la sûreté[6]/.  Les enlèvements et les détentions irrégulières sont généralement le fait de groupes d’individus fortement armés qui saisissent leurs victimes sur la voie publique et qui n’informent personne des motifs de la détention présumée, ni des endroits où est transférée la victime.  Les ravisseurs agissent au grand jour et se déplacent généralement à bord de véhicules privés[7]/.  C’est de cette façon qu’a été enlevée le Professeur Orellana Stormont.

 

         24.    Au vu de ce qui précède, la Commission conclut que le 6 juin 1983, le Professeur Orellana Stormont a été enlevée par des agents des forces de la sûreté de l’Etat guatémaltèque sans que l’on sache jusqu’à ce jour où elle se trouve.  La Commission conclut également que Ana Lucrecia Orellana Stormont a été détenue dans une installation militaire et qu’elle y a été torturée.

 

 

         c.      Conséquences juridiques de l’état de fait allégué

 

         25.    Les faits dont a été victime Ana Lucrecia Orellana Stormont le 6 juin 1983 et qui motivent la présente plainte, s’apparentent au concept de "disparition forcée" qui a été développé dans la jurisprudence de la Commission et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, notion qui figure dans les dispositions de l’article II de la Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes[8]/.

 

         26.    La Cour interaméricaine des droits de l’homme (la "Cour" ou la "Cour interaméricaine") a déclaré que "la disparition forcée des êtres humains constitue une violation multiple et persistante des nombreux droits reconnus dans la Convention et que les Etats parties sont tenus de respecter et de garantir"[9]/.  La Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes réaffirme, dans son préambule, que la disparition forcée des personnes "viole de multiples droits essentiels de la personne humaine de nature inabrogeable, tels qu’ils sont consacrés dans la Convention américaine relative aux droits de l’homme, dans la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme[10]/.

 

         27.    A partir de ces notions, la Commission analyse les droits de l’homme de Ana Lucrecia Orellana Stormont qui se trouvent violés par suite de sa disparition forcée. 

 

 

         Droit à la reconnaissance de la personnalité juridique

 

         28.    La disparition de Ana Lucrecia Orellana Stormont implique une violation du droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique consacré à l’article 3 de la Convention.  Lorsque Ana Lucrecia Orellana Stormont est disparue du fait de l’action d’agents du Gouvernement, elle a été nécessairement exclue de l’ordre juridique et institutionnel de l’Etat, ce qui signifie une négation de son existence propre en temps qu’être humain doté de la personnalité juridique[11]/.

 

 

         Droit à la vie

 

         29.    Le Professeur Orellana Stormont continue d’être qualifiée de disparue.  La Cour interaméricaine s’est ainsi exprimée sur ce point:  "La pratique de disparitions, en somme, a comporté fréquemment l’exécution des séquestrés, en secret et sans autre forme de procès, suivie de la dissimulation du cadavre afin d’effacer toute trace matérielle du crime et de procurer l’impunité à ceux qui l’ont commis, ce qui signifie une violation brutale du droit à la vie"[12]/.  D’autre part, le contexte dans lequel s’est produit la disparition et le fait que 13 ans après la victime est toujours portée disparue permettent de conclure raisonnablement que Ana Lucrecia Orellana Stormont a été privée de sa vie.

 

         30.    La Commission conclut, pour les raisons exposées, que les faits dénoncés ont violé le droit à la vie de Mme Orellana Stormont, qui est reconnu à l’article 4 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme.

 

 

 

         Droit à l’intégrité de la personne

 

         31.    L’article 5 de la Convention américaine établit le droit qu’a toute personne au respect de son intégrité physique, psychique et morale.  Les faits dénoncés dans la présente affaire constituent une violation des droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont à l’intégrité de sa personne.

 

         32.    La Commission a conclu en effet que le Professeur Orellana Stormont a été torturée et que l’une des méthodes de torture a consisté à lui recouvrir la tête d’une capuche imprégnée de poudre insecticide, en sachant que, du fait qu’elle était asthmatique cela lui provoquerait des crises d’asthme.  À l’occasion d’un de ces spasmes, elle a failli trouver la mort.  Ces traitements représentent une violation de l’intégrité de la personne.

 

         33.    La Cour interaméricaine a, d’autre part, affirmé que:  "l’isolement prolongé et la privation de communication sous la contrainte auxquels se trouve soumise la victime [de la disparition] représentent en eux-mêmes des formes de traitement cruel et inhumain préjudiciables à l’intégrité psychique et morale de la personne et du droit de tout détenu au respect dû à la dignité inhérente à la personne humaine, ce qui constitue, pour sa part, la violation des dispositions de l’article 5 de la Convention qui reconnaît le droit à l’intégrité de la personne"[13]/.

 

 

         Droit à la liberté de la personne

 

         34.    En ce qui concerne la violation de ce droit, la Cour interaméricaine a affirmé que:  "L’enlèvement de la personne est un cas de privation arbitraire de liberté qui, de plus, empiète sur le droit de la personne détenue à être traduite dans le plus court délai devant un juge et à introduire les recours appropriés afin qu’il soit statué sans délai sur la légalité de son arrestation, et qui viole l’article 7 de la Convention qui reconnaît le droit à la liberté de la personne"[14]/.

 

         35.    L’enlèvement et la disparition de Ana Lucrecia Orellana Stormont, que la Commission a constaté, constitue une violation du droit à la liberté de la personne, reconnu à l’article 7 de la Convention américaine.

 

 

         Droit aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire

 

         36.    Les articles 8 et 25 de la Convention américaine établissent le droit de tout individu à accéder aux tribunaux compétents, afin qu’il soit protégé contre tous actes qui violent ses droits, et stipule également l’obligation faite à l’Etat d’accorder les garanties minimales pour la détermination de ses droits.  Les voies de recours internes de l’Etat guatémaltèque n’ont pas fourni les moyens nécessaires pour assurer le respect de ces droits et, de ce fait, ont violé la Convention américaine.

 

         37.    L’article 25.1 incorpore le principe reconnu en droit international des droits de l’homme du caractère effectif des instruments ou moyens judiciaires destinés à garantir ces droits.  Il ne suffit pas que l’ordre juridique de l’Etat reconnaisse formellement le recours en question, mais il est nécessaire qu’il offre les possibilités d’un recours effectif et que celui-ci soit instruit conformément aux règles applicables aux formes et garanties de procédure[15]/.

 

         38.    Les voies de recours internes de l’Etat guatémaltèque n’ont pas fourni un recours satisfaisant et efficace qui respecte les garanties minimales et qui débouche sur une décision au sujet des droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont, qui établisse l’endroit où elle se trouve actuellement et qui détermine l’identité et la responsabilité des auteurs de l’enlèvement.

 

         39.    Ces insuffisances que présentent en l’espèce les voies de recours de la juridiction interne, justifient non seulement l’affirmation selon laquelle les requérants ne sont pas obligés d’utiliser et d’épuiser ces voies de recours, mais impliquent également l’Etat guatémaltèque dans une violation des droits à la protection judiciaire et aux garanties judiciaires reconnus aux articles 25 et 8 de la Convention américaine[16]/.

 

 

         Obligation de garantir et de respecter les droits

 

         40.    L’Etat guatémaltèque ne s’est pas acquitté de l’obligation émanant de l’article 1.1 de la Convention américaine, spécifiant que les Etats parties s’engagent à "respecter les droits et libertés reconnus dans la présente Convention et à en garantir le libre et plein exercice à toute personne relevant de leur compétence".  Les violations des droits reconnus aux articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 lui sont de ce fait imputables.

 

         41.    Aux termes de l’article 1.1, les Etats parties à la Convention américaine ont au premier chef l’obligation de respecter les droits et libertés reconnus dans ladite Convention.

 

         42.    Afin de déterminer quelles sont les formes de l’exercice du pouvoir public qui viole l’obligation de respecter les droits établis à l’article 1.1, la Cour interaméricaine a affirmé que: c’est un principe du droit international que l’Etat réponde des actes de ses agents revêtus d’un caractère officiel et des omissions desdits agents même s’ils outrepassent les limites de leur compétence ou agissent en violation du droit interne".  De même, "est imputable à l’Etat toute violation des droits reconnus par la Convention du fait d’un acte du pouvoir public ou de l’action de personnes qui se prévalent des pouvoirs qu’ils détiennent à titre officiel"[17]/.

 

         43.    La Commission a conclu que l’enlèvement de Ana Lucrecia Orellana Stormont survenu le 6 juin 1983, sa disparition et le déni de justice qui s’est ensuivi, constituant des violations des droits reconnus aux articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 de la Convention, ont été perpétrés par des agents qui exerçaient des fonctions publiques.  C’est pourquoi, conformément aux éléments précités, l’Etat guatémaltèque a violé l’obligation stipulée à l’article 1.1 de respecter les droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont prévus dans la Convention américaine.

 

         44.    La seconde obligation découlant de l’article 1.1 a pour objet de garantir le libre et plein exercice des droits et libertés reconnus dans la Convention.  "Cette obligation implique le devoir qu’ont les Etats parties d’organiser l’appareil gouvernemental et, d’une manière générale, toutes les structures par le biais desquelles s’exerce le pouvoir public, de telle sorte qu’elles puissent assurer juridiquement le libre et plein exercice des droits de l’homme.  Comme suite à cette obligation, les Etats doivent prévenir, instruire et sanctionner toute violation des droits reconnus par la Convention[18]/.

 

         45.    La Commission a conclu que les voies de recours internes de l’Etat guatémaltèque n’ont pas permis d’enquêter sur la violation des droits dont a été victime le Professeur Orellana Stormont, de sanctionner les responsables et de réparer les conséquences de ces violations.  La Commission conclut de ce fait, que l’Etat guatémaltèque, faute d’avoir garanti l’exercice des droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont et de sa famille, a également violé l’article 1.1 de la Convention.

 

 

V.      TRANSMISSION DU RAPPORT 20/96 AU GOUVERNEMENT

         46.    Le Rapport confidentiel 20/96 a été adopté par la Commission le 30 avril 1996 au cours de sa 92e Session extraordinaire, et a été transmis au Gouvernement du Guatemala le 31 mai de la même année.  La Commission a demandé au Gouvernement de lui faire connaître dans un délai de 60 jours les mesures adoptées pour résoudre la situation.  Dans le même temps, la Commission a fait savoir qu’elle se tenait à la disposition des parties intéressées en vue de soumettre l’affaire à une procédure de règlement amiable fondé sur le respect des droits de l’homme reconnus dans la Convention américaine, et accordera un délai de 30 jours pour que les parties indiquent si elles sont disposées à soumettre l’affaire à une telle procédure.  À la date du présent rapport, la Commission n’a reçu aucune réponse à sa proposition de soumettre l’affaire à un règlement amiable et estime donc que cette proposition n’a pas été acceptée.

 

         47.    Par une note du 22 juillet 1996, le Gouvernement du Guatemala a demandé à la Commission de lui accorder un délai supplémentaire de 60 jours pour fournir sa réponse dans cette affaire, étant donné que plusieurs institutions de l’Etat étaient en train de rassembler les informations pertinentes.  Par une note du 31 juillet 1996, la Commission a informé le Gouvernement de l’octroi d’un délai supplémentaire de 70 jours pour lui permettre d’indiquer les mesures qui avaient été adoptées.  La Commission a également envoyé au Gouvernement des copies des documents pertinents contenus dans le dossier de l’affaire, pour information. 

 

         48.    Dans sa réponse, datée du 11 octobre 1996, le Gouvernement a exprimé ce qui suit sur la question de responsabilité:

 

         que la nature de la présente affaire revêt des caractères spéciaux vu les conditions sociales et politiques qui régnaient pendant l’époque où les faits se sont produits.  Tant que l’on ne peut déterminer judiciairement l’identité de la ou des personnes responsables de ces actes, l’Etat guatémaltèque se trouve dans l’impossibilité d’accepter la responsabilité.

 

         Le Gouvernement a également indiqué qu’il avait demandé au Ministère public, par l’intermédiaire de la Commission présidentielle de coordination de la politique de l’Exécutif en matière des droits de l’homme, d’ouvrir une enquête appropriée sur les faits dénoncés dont les résultats seraient communiqués "immédiatement" à la Commission.  Enfin, la réponse a précisé au sujet de la question de réparation:

 

         L’Etat est foncièrement intéressé de découvrir où se trouve Mademoiselle Orellana Stormont, pour des raisons humanitaires de même que pour réunir les preuves en vue de résoudre l’affaire.  Cependant, toute décision ou tout arrêt rendu en l’espèce, doit être le résultat des travaux des organismes de l’Etat compétents en la matière...

 

         49.    Le Gouvernement du Guatemala n’a pas fourni des informations supplémentaires relatives à cette affaire.

 

 

VI.     CONCLUSIONS

         50.    Ainsi qu’il ressort à l’évidence, le fait que la ou les personnes responsables n’ont pas été identifiées en vertu d’une procédure judiciaire n’annule aucunement la responsabilité de l’Etat guatémaltèque.  Au contraire, comme l’indique l’analyse ci-dessus, l’Etat est responsable tant pour n’avoir pas respecté les droits de la victime que pour n’avoir pas répondu comme il se doit aux violations en question.

 

         51.    Se fondant sur l’information et les observations présentées, la Commission conclut que l’Etat guatémaltèque a violé les droits de Ana Lucrecia Orellana Stormont à la vie, à l’intégrité de la personne, à la liberté, aux garanties judiciaires et à la protection judiciaire, lesquels sont tous reconnus respectivement aux articles 3, 4, 5, 7, 8 et 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme, en liaison avec l’article 1.1 de ce même document.

 

         52.    L’article 1 de la Convention américaine établit l’obligation qu’ont les Etats parties, premièrement, de respecter les droits et libertés reconnus, et deuxièmement, de garantir le libre et plein exercice de ces droits.  Cette dernière obligation se réfère aux devoirs qu’ont les Etats de prévenir, d’instruire et de sanctionner les violations des droits de l’homme. De ce devoir découle la responsabilité permanente qu’a l’Etat de "tâcher de restaurer le droit violé et de fournir la compensation à laquelle donnent lieu les dommages provenant de la violation des droits de l’homme". (Affaire Velásquez Rodríguez, arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 166).

 

 

VII.    RECOMMANDATIONS

         53.    Au vu de l’analyse ci-dessus, la Commission interaméricaine des droits de l’homme recommande à l’Etat guatémaltèque de:

 

         a.      Procéder à une enquête impartiale et efficace des faits dénoncés afin de déterminer le sort de Ana Lucrecia Orellana Stormont, d’établir l’identité des auteurs de sa disparition et de traduire les responsables en justice.

 

         b.      Adopter des mesures de réparation totale pour les violations constatées, et notamment: des mesures destinées à localiser les restes de Ana Lucrecia Orellana Stormont; les arrangements nécessaires pour répondre aux voeux de sa famille en ce qui concerne la dernière demeure de la dépouille mortelle; et l’octroi d’une indemnité aux membres de la famille.

 

         54.    La Commission décide de publier le présent rapport dans le Rapport annuel à l’Assemblée générale de l’OEA, en application des articles 48 du règlement de la Commission et 51.3 de la Convention, étant donné que le Gouvernement du Guatemala n’a pas adopté les mesures nécessaires pour régler l’affaire liée à la situation dénoncée, dans les délais accordés.



 [1].       Voir Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, par. 61.

 [2].       Voir Cour interaméricaine des droits de l’homme, Affaires: Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires, Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 88; Fairén Garbi et Solís Corrales, Exceptions préliminaires, Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 87; et Godínez Cruz, Exceptions préliminaires, Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 90.

 [3].       Voir Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme 1983-1984, OEA/Ser.L/V/II.63, doc. 10, 28 septembre 1984, p. 105-106.

 [4].       La Cour interaméricaine des droits de l’homme a confirmé, pour sa part, que "le silence du défendeur ou sa réponse élusive ou ambiguë peuvent être interprétés comme une acceptation des faits consignés dans la requête, à moins que la preuve du contraire ne ressorte des actes ou ne résulte de l’appréciation judiciaire".  Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 138.

 [5].       Voir Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme 1983-1984, p. 104-105.

 [6].       Voir le Rapport sur la situation des droits de l’homme dans la République du Guatemala, OEA/Ser.L/V/II/53, doc. 21, rev. 2, 13 octobre 1981, p. 34-35.

 [7].       Voir le Rapport sur la situation des droits de l’homme au Guatemala, OEA/Ser.L/V/II/61, doc. 47, 5 octobre 1983, p. 84-85.

 [8].       Voir le Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme 1985-86, OEA/Ser.L/V/II/68, Doc. 8 rev. 1, 26 septembre 1986, p. 40-41; Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme 1982-83, OEA/Ser.L/V/II/61, Doc. 22, rev. 1, 27 septembre 1983, p. 48-50; Rapport annuel de la Commission interaméricaine des droits de l’homme 1980-81, OEA/Ser.L/V/II/54, Doc. 9, rev. 1, 16 octobre 1981, p. 113-14; Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, par. 147; Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes, article II.  Cette Convention est entrée en vigueur le 28 mars 1996 avec le dépôt de l’instrument de ratification par l’Argentine et le Panama le 28 février 1996 auprès du Secrétariat général de l’OEA.  Le Guatemala a signé cette Convention mais ne l’a toujours pas ratifiée.

 [9].       Voir Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 155.  Le prononcé de l’arrêt de la Cour à ce sujet s’appuie en outre sur les déclarations des autres organismes internationaux qui confirment que la disparition forcée des personnes constitue une violation multiple des droits internationalement reconnus.  Voir, par exemple, la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies 47/133, 18 décembre 1992, article 1.1.

 [10].     Convention interaméricaine sur la disparition forcée des personnes, troisième paragraphe du Préambule.

 [11].     Voir la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, article 1.2, caractérisant  la disparition comme "une violation des règles du droit international qui garantissent à tout être humain le droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique".  Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies 47/133, 18 décembre 1992.

 [12].     Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphe 157.

 [13].      Idem, paragraphe 156.

 [14].      Idem, paragraphe 155.

 [15].     Voir Cour interaméricaine des droits de l’homme, affaires Velásquez Rodríguez, Exceptions préliminaires, arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 91; Fairén Garbi et Solís Corrales, Exceptions préliminaires, Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 90, et Godínez Cruz, Exceptions préliminaires, Arrêt du 26 juin 1987, paragraphe 93.

 [16].     Idem.

 [17].     Voir Affaire Velásquez Rodríguez, Arrêt du 29 juillet 1988, paragraphes 170, 172.

 [18].     Idem, paragraphe 166.